Qui connait les Rohingya ? Alors que l’actualité est toujours dominée par la progression du Daesh et les actes barbares de ses troupes, au Moyen-Orient ou ailleurs, il parait étrange de parler d’un Etat où c’est une minorité musulmane qui est persécutée : ce cas de figure existe, cependant, avec les Rohingya, minorité persécutée dans la lointaine et fermée Birmanie. Les médias n’en parlent pratiquement pas, et ce silence favorise aussi des sentiments de révolte, aussi compréhensibles que déstabilisants pour tous – je reviendrai plus loin là-dessus. Comme responsables d’une association dont le manifeste fondateur invite « Juifs, Chrétiens et Musulmans à construire ensemble un monde fraternel », il serait scandaleux que l’on se taise sur cette situation là ; même si, cette fois, ce sont des Bouddhistes qui en sont responsables ; et même si – nous le verrons aussi – le décryptage de ces persécutions uniquement en termes de « guerre de religions » serait bien trop réducteur.

Commençons donc par planter le décor.

La Birmanie est un « Etat tampon » entre le Bengladesh et la Thaïlande, carrefour d’innombrables invasions et migrations qui ont laissé une mosaïque de populations, ethnies et religions. Peuplée de plus de 51 millions d’habitants, indépendante depuis 1948, elle est sous la coupe des militaires depuis 1962, même si une timide libéralisation a entrainé, en retour, un début de levée des sanctions de la part de l’Union Européenne et des Etats-Unis. Résultat direct de cette situation, la chape de plomb qui interdit aux journalistes de faire des enquêtes indépendantes, ramener des reportages ou des photos, bref rapporter clairement ce qui s’y passe. En ce qui concerne la situation précise de la minorité musulmane, une rapide revue de presse indique, par exemple, la quasi absence de données depuis l’année 2012, année de tueries et d’expulsions en masse. Pays fermé, verrouillé par une longue dictature, la Birmanie ne dit sans doute pas la vérité sur la répartition des religions : si les Bouddhistes sont clairement majoritaires, le pourcentage des Musulmans varie entre 4 % (selon les Autorités) et 20 % (selon des sources musulmanes) ; mais il y a aussi des Chrétiens (également 4 %), qui ont eux aussi fait l’objet de persécutions.

Une grille de lecture « Bouddhistes contre Musulmans » serait par trop simpliste, car deux éléments invitent à réfléchir. Premièrement, il y a la situation des Karens. Ethnie vivant à 90 % en Birmanie et majoritairement bouddhistes, ils constituent la deuxième minorité du pays. Une guérilla séparatiste – là encore, presqu’ignorée par les grands médias – a longtemps réclamé l’indépendance, et la répression des militaires de Rangoon a été très dure. Deuxièmement, tous les Musulmans birmans ne sont pas des Rohingya, il y aussi parmi eux des Indiens, des Indos Birmans, et même quelques Arabes et Persans : or on n’a pas d’échos de persécutions les concernant.

Le drame des Rohingya est donc tout à fait spécifique, et pour le comprendre il faut revenir à leur histoire. Vivant principalement – pour ceux qui sont restés dans le pays – dans l’Etat de l’Arakan (appelé aussi Rakhine par le régime actuel), ils sont pour certains les lointains descendants de commerçants et soldats arabes, mongols ou bengalis. Dans cet Etat frontalier du Bengladesh – à l’époque, partie intégrante des Indes britanniques -, il y a eu aussi à la fin du 19ème siècle une importante immigration encouragée par les Anglais. Pour beaucoup de Birmans, donc, les Rohingya sont des étrangers, des intrus. Et, jouant sur ces sentiments, la dictature birmane a décidé en 1962 de les priver de la nationalité, en faisant une minorité apatride privée de tous droits. Ainsi, pour le quotidien « Le Monde » du 15 novembre 2012, « les 800 000 Rohingyas se trouvant dans l’Etat de l’Arakan, sont vus par la plupart des Birmans comme des immigrés illégaux du Bangladesh , un ostracisme qui alimente un racisme quasi unanime à leur encontre ».

Mais revenons à la période coloniale : bien vus par les Britanniques à qui ils resteront fidèles pendant l’occupation japonaise, ils feront l’objet de massacres pendant la Seconde Guerre Mondiale. « Minorité favorisée par le colonisateur », ils paient donc une rançon à la mémoire des colonisés, selon un processus hélas vécus par d’autres minoritaires sous d’autres latitudes.

Persécutés, les Rohingya vont fuir la Birmanie, par vagues successives : 1978, 1991-1992, et maintenant par bateaux errant sur les mers, « Boat people » refoulés par des grands pays asiatiques et pourtant « frères en religion » comme l’Indonésie ou la Malaisie. C’est au Bengladesh voisin qu’ils ont fui en majorité par centaines de milliers, et où ils vivent parqués dans des camps de réfugiés. Bernard Phillip a écrit un article bouleversant dans le journal suisse « Le Temps » intitulé « l’interminable persécution des Rohingya ». Il écrit notamment : « Personne ne veut des Rohingya. Ce sont les Roms de l’Extrême-Orient, réprimés par le régime birman depuis des lustres, traités au mieux de « Bengalis », au pire de « monstres noirs ». Ils sont même refoulés en ce moment par les gardes-frontière bangladais. Le Bangladesh, dont la solidarité « islamique » de jadis est désormais dépassée, ne veut pas ajouter à ses propres problèmes l’arrivée massive de ces damnés d’entre tous. »

La dernière grande vague de persécutions semble remonter à l’année 2012. C’est le supposé viol et meurtre d’une jeune bouddhiste, le 28 mai 2012, qui est à l’origine des affrontements car le crime est en effet attribué aux Rohingyas : mais il ne s’agirait que d’une rumeur, suffisante en tout cas pour entrainer des massacres, perpétrés à la fois par la police et par des moines bouddhistes. La consultation de la presse révèle la mort de dizaines de Musulmans, et le départ forcé de 90 000 d’entre eux.

Voilà donc ce que l’on sait sur cette tragédie, et il est important maintenant de réfléchir sur les effets particulièrement déstabilisants de plusieurs silences :

  • Silence de d’Aung San Suu Kyi, icône des Droits de l’Homme en Birmanie, libre depuis 2010, et qui a refusé de condamner les persécutions contre les Rohingya ;
  • Silence des grands médias, qui ne font pas beaucoup d’efforts pour enquêter sur ce drame là : les pires rumeurs peuvent alors se propager, et en particulier le fait qu’on serait en présence d’un « génocide », fait qu’aucune donnée ne vient étayer mais que propagent des sites islamistes militants ; mais aussi – et cela on peut le comprendre -, sentiments d’injustice de beaucoup de Musulmans, alors même qu’un doigt accusateur vise l’Islam dans bien des conflits.
  • Silence des grands Etats musulmans, si prompts à s’indigner pour d’autres causes mais probablement gênés par leur manque de solidarité vis à vis des Musulmans là.

Sans utiliser des grilles de lecture simplistes, nous devons tous témoigner notre solidarité envers ces hommes, ces femmes et ces enfants, uniquement persécutés comme d’autres avant eux, non pas pour ce qu’ils ont fait mais uniquement pour ce qu’ils sont.

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