De l’individualisme indifférent naît le culte de l’opulence

Un tel individualisme rend humainement pauvre et culturellement stérile, puisqu’il rompt de fait les racines fécondes sur lesquelles se greffe l’arbre. De l’individualisme indifférent naît le culte de l’opulence, auquel correspond la culture de déchet dans laquelle nous sommes immergés. Nous avons, de fait, trop de choses, qui souvent ne servent pas, mais nous ne sommes plus en mesure de construire d’authentiques relations humaines, empreintes de vérité et de respect mutuel. Ainsi, aujourd’hui nous avons devant les yeux l’image d’une Europe blessée, à cause des nombreuses épreuves du passé, mais aussi à cause des crises actuelles, qu’elle ne semble plus capable d’affronter avec la vitalité et l’énergie d’autrefois. Une Europe un peu fatiguée et pessimiste, qui se sent assiégée par les nouveautés provenant des autres continents.

À l’Europe, nous pouvons demander: où est ta vigueur? Où est cette tension vers un idéal qui a animé ton histoire et l’a rendue grande? Où est ton esprit d’entreprise et de curiosité? Où est ta soif de vérité, que jusqu’à présent tu as communiquée au monde avec passion?

De la réponse à ces questions, dépendra l’avenir du continent. D’autre part – pour revenir à l’image de Rebora – un tronc sans racines peut continuer d’avoir une apparence de vie, mais à l’intérieur il se vide et meurt. L’Europe doit réfléchir pour savoir si son immense patrimoine humain, artistique, technique, social, politique, économique et religieux est un simple héritage de musée du passé, ou bien si elle est encore capable d’inspirer la culture et d’ouvrir ses trésors à l’humanité entière. Dans la réponse à cette interrogation, le Conseil de l’Europe avec ses institutions a un rôle de première importance.

Je pense particulièrement au rôle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui constitue en quelque sorte la « conscience » de l’Europe pour le respect des droits humains. Je souhaite que cette conscience mûrisse toujours plus, non par un simple consensus entre les parties, mais comme fruit de la tension vers ces racines profondes, qui constituent les fondements sur lesquels les Pères fondateurs de l’Europe contemporaine ont choisi de construire.

Une Europe multipolaire

Avec les racines – qu’il faut chercher, trouver et maintenir vivantes par l’exercice quotidien de la mémoire, puisqu’elles constituent le patrimoine génétique de l’Europe – il y a les défis actuels du continent qui nous obligent à une créativité continue, pour que ces racines soient fécondes aujourd’hui et se projettent vers des utopies de l’avenir. Je me permets d’en mentionner seulement deux: le défi de la multipolarité et le défi de la transversalité.

L’histoire de l’Europe peut nous amener à concevoir celle-ci naïvement comme une bipolarité, ou tout au plus comme une tripolarité (pensons à l’antique conception: Rome – Byzance – Moscou), et à nous mouvoir à l’intérieur de ce schéma, fruit de réductionnismes géopolitiques hégémoniques, dans l’interprétation du présent et dans la projection vers l’utopie de l’avenir.

Aujourd’hui, les choses ne se présentent pas ainsi et nous pouvons légitimement parler d’une Europe multipolaire. Les tensions – aussi bien celles qui construisent que celles qui détruisent – se produisent entre de multiples pôles culturels, religieux et politiques. L’Europe aujourd’hui affronte le défi de « globaliser » de manière originale cette multipolarité. Les cultures ne s’identifient pas nécessairement avec les pays: certains d’entre eux ont diverses cultures et certaines cultures s’expriment dans divers pays. Il en est de même des expressions politiques, religieuses et associatives.

Globaliser de manière originale la multipolarité comporte le défi d’une harmonie constructive, libérée d’hégémonies qui, bien qu’elles semblent pragmatiquement faciliter le chemin, finissent par détruire l’originalité culturelle et religieuse des peuples.

Parler de la multipolarité européenne signifie parler de peuples qui naissent, croissent et se projettent vers l’avenir. La tâche de globaliser la multipolarité de l’Europe, nous ne pouvons pas l’imaginer avec l’image de la sphère – dans laquelle tout est égal et ordonné, mais qui en définitive est réductrice puisque chaque point est équidistant du centre – mais plutôt avec celle du polyèdre, où l’unité harmonique du tout conserve la particularité de chacune des parties. Aujourd’hui, l’Europe est multipolaire dans ses relations et ses tensions; on ne peut ni penser ni construire l’Europe sans assumer à fond cette réalité multipolaire.

Investir dans le dialogue inter-culturel

L’autre défi que je voudrais mentionner est la transversalité. Je pars d’une expérience personnelle: dans les rencontres avec les politiciens de divers pays de l’Europe, j’ai pu remarquer que les politiciens jeunes affrontent la réalité avec une perspective différente par rapport à leurs collègues plus adultes. Ils disent peut-être des choses apparemment similaires, mais l’approche est différente. Cela s’observe chez les jeunes politiciens des divers partis. Cette donnée empirique indique une réalité de l’Europe contemporaine que l’on ne peut ignorer sur le chemin de la consolidation continentale et de sa projection future: tenir compte de cette transversalité qui se retrouve dans tous les domaines. Cela ne peut se faire sans recourir au dialogue, même inter-générationnel. Si nous voulions définir aujourd’hui le continent, nous devrions parler d’une Europe en dialogue, qui fait en sorte que la transversalité d’opinions et de réflexions soit au service des peuples unis dans l’harmonie.

Emprunter ce chemin de communication transversale comporte non seulement une empathie générationnelle mais aussi une méthodologie historique de croissance. Dans le monde politique actuel de l’Europe, le dialogue uniquement interne aux organismes (politiques, religieux, culturels) de sa propre appartenance se révèle stérile. L’histoire aujourd’hui demande pour la rencontre, la capacité de sortir des structures qui « contiennent » sa propre identité afin de la rendre plus forte et plus féconde dans la confrontation fraternelle de la transversalité. Une Europe qui dialogue seulement entre ses groupes d’appartenance fermés reste à mi-chemin; on a besoin de l’esprit de jeunesse qui accepte le défi de la transversalité.

Dans cette perspective, j’accueille positivement la volonté du Conseil de l’Europe d’investir dans le dialogue inter-culturel, y compris dans sa dimension religieuse, par les Rencontres sur la dimension religieuse du dialogue interculturel. Il s’agit d’une occasion propice pour un échange ouvert, respectueux et enrichissant entre personnes et groupes de diverses origines, tradition ethnique, linguistique et religieuse, dans un esprit de compréhension et de respect mutuel.

Ces rencontres semblent particulièrement importantes dans le contexte actuel multiculturel, multipolaire, à la recherche de son propre visage pour conjuguer avec sagesse l’identité européenne formée à travers les siècles avec les instances provenant des autres peuples qui se manifestent à présent sur le continent.

C’est dans cette logique qu’il faut comprendre l’apport que le christianisme peut fournir aujourd’hui au développement culturel et social européen dans le cadre d’une relation correcte entre religion et société. Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelées à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. La société européenne tout entière ne peut que tirer profit d’un lien renouvelé entre les deux domaines, soit pour faire face à un fondamentalisme religieux qui est surtout ennemi de Dieu, soit pour remédier à une raison « réduite », qui ne fait pas honneur à l’homme.

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