Notre monde est en guerres. Guerres entre les pays et au sein des pays, comme en Europe et au Moyen-Orient. La montée des nationalismes et des courants identitaires, des fanatismes religieux, le dérèglement climatique, et tant d’autres maux peuvent aussi nous angoisser.
C’était le 15 mai 2025, à Paris.
Dans deux registres différents, Karima Berger et Bertrand Badie ont répondu à la question « Où est passée la paix ? » , avant d’engager le débat entre eux deux et avec les participants.
La rencontre fut co-organiséee par la CINPA – Osons la Fraternite (Coordination Interconvictionnelle du grand Paris) https://cinpa.fr/
et le Forum104 www.forum104.org qui accueillit cette conférence.
Le débat fut animé par Marc Lebret (CINPA)
Nous remercions Michel Rostagnat, président de la Fraternité d’Abraham, pour la transcription écrite de cette formidable conférence.
C’est à lire ici.
« Où est passée la paix ? »
Débat organisé par la CINPA le 15 mai 2025 au Forum 104
Présentation du plateau et de la salle
Bertrand Badie est français et persan, politiste, professeur émérite à Sciences Po, à HEC et aux Mines de Paris, et chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Il a écrit sur le défi migratoire, sur le multilatéralisme, sur le rôle des pays du Sud, sur le rôle de la France. Il a publié en 2025 L’art de la paix.
Karima Berger est écrivaine franco-algérienne. Elle a publié, notamment Eclats d’Islam, Chroniques d’un itinéraire spirituel, Les Attentives, un dialogue avec Etty Hillesum. En 2025, elle consacre un récit personnel et spirituel à Abdelkader, à la lumière du contexte d’aujourd’hui, Abd el-Kader, l’Arabe des Lumières. Elle est vice-présidente de l’association Ecritures & Spiritualités.
Marc Lebret est co-fondateur de la CINPA, créée en 2011 et actif dans l’interculturel. Il a aussi été volontaire pour la Palestine / Israël en 2019-2021 et y a organisé 2 Forums pour la paix, voir ICI.
Associations représentées : Forum 104 (hôte), CINPA (organisateur), Fraternité d’Abraham, Efesia – Ensemble avec Marie, Compostelle Cordoue, Démocratie et spiritualité, Amitié judéo-musulmane de France – Paris, Écritures & Spiritualités, AISA, Coexister, Initiatives pour le désarmement nucléaire.
Ouverture par Marc Lebret
Notre monde est en guerre : guerres internationales, mais aussi guerres civiles. Comment parler de paix dans ce contexte ? Alors, c’est quoi la paix ?
Bertrand Badie
Marc, vous disiez en introduction que le sujet est sensible parce qu’aujourd’hui, le monde est en guerre. Mais il l’est depuis des siècles ! Et notre histoire européenne, devenue depuis le XIXe siècle euro-américaine, est une chronique de la guerre, qui a ignoré ce qu’était la paix. Notre culture ne sait pas définir la paix autrement que comme non-guerre. Tous les jours sort un nouveau livre sur la guerre. Parmi les derniers publiés, celui du général Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur, ancien chef d’état-major des Armées, intitulé Entre-guerres. On nous parle de l’avant-guerre, de l’après-guerre, de l’entre-deux-guerres, jamais de l’avant-paix ou d’entre-deux-paix… C’est tellement profond que nous ne nous en rendons pas compte. Nous croyons savoir ce que c’est que la paix. Or nous n’en savons rien, et ce depuis la Renaissance. Car ce bouleversement du monde qui a marqué le passage de la société féodale à la société moderne a banalisé la guerre, en a fait le rouage essentiel de nos sociétés. Car à mesure qu’il grandissait, l’Etat, censé protéger les individus passés progressivement du statut de sujet à celui de citoyens, a très vite compris que la guerre était son oxygène ; qu’il ne pouvait pas survivre et se pérenniser autrement que par le truchement de la guerre. Un très grand historien sociologue Étatsunien, Charles Tilly, a eu cette formule très éloquente : « War making, state making ».
Il y a un lien intime et créateur entre notre conception de l’Etat et la réalité de la guerre. D’abord parce que la guerre a tout apporté à l’Etat : un système fiscal (l’impôt a été inventé comme moyen de la financer), l’armée qui a été son socle, puis une capacité de contrôle et de mobilisation des citoyens. La guerre a été le levier de l’action publique. Elle s’est révélée indispensable. L’Etat créé au tournant du Moyen-âge et de la Renaissance se revendiquait souverain et cette qualité l’a conduit à routiniser la guerre; car le propre de la souveraineté est que celui qui en dispose n’a de comptes à rendre à personne et n’a aucun arbitrage à accepter : , en cas de contentieux avec un tiers, il ne lui reste que la guerre.
Quand on se penche sur les arcanes de l’histoire moderne. On peut voir à quel point la guerre pénétrait en profondeur la vision des princes, mais aussi l’espoir des peuples. « Ce peuple souverain qui s’avance », appelant « les tyrans à descendre au cercueil », du Chant du départ, est révélateur du statut de la guerre! On savait déjà que le père de Romulus et Remus, fondateurs de Rome, était le dieu Mars : Il se confirme une intimité du lien qui enlève à la paix tout son sens propre. Et c’est la raison pour laquelle il faut se méfier de deux pièges.
Il faut tout d’abord se méfier des politiques de non-guerre, se méfier de cette tentation de chercher à tout prix les éléments d’un cessez-le-feu. Car le cessez-le-feu n’est là que pour moduler l’acte martial. Et donc, sans véritable plan de paix, le cessez-le-feu est une arme de guerre. Prenons les deux conflits majeurs, israélo-palestinien et russo-ukrainien : ni les protagonistes ni les tiers n’avancent le moindre plan de paix.
Mais il y a un deuxième piège. Nous sommes tellement marqués par cette culture martiale que nous considérons que la paix comme la guerre relèvent toutes deux – terme affreux – de la transaction. On achèterait la paix comme on achète un bifteck. Or il faut être conscient du fait que la paix transactionnelle n’a existé que de Westphalie (1648) au traité de Paris de 1856. Depuis lors, il y a eu des négociations entre vainqueurs, mais plus jamais de traité de paix. Pourquoi ? Parce que la transaction n’était pas l’expression de la paix, quand bien même l’idée de bargaining est emblématique dans la culture américaine. Il faut donc creuser plus profond. En fait, la paix n’est possible que si l’on substitue à l’idée fallacieuse de relation de paix l’idée plus flatteuse d’état de paix. Car un état, pas plus que la paix, ne se divise pas. Le fondement de la paix ne se trouve pas dans la transaction, mais dans l’humanité.
Cela nous amène à une grande modestie. En écrivant L’art de la paix, j’ai eu la surprise de constater que les auteurs qui ont parlé de la paix sont très anciens, comme Aristote et Saint Augustin. Dans L’Éthique à Nicomaque, Aristote nous explique que l’idée de paix est indissociable de celle de bonheur. On a oublié cette aspiration au bonheur que seul le Bhoutan a institutionnalisée avec son « bonheur national brut ». Mais surtout, dans La politique, Aristote explique que l’instrument du bonheur se trouve dans la politique de coexistence entre êtres différents. Or, dès la Renaissance, on a fait exactement le contraire en faisant de la politique le lieu de la compétition et de la confrontation. La sécurité postule alors que l’autre est une menace. Aristote explique au contraire qu’à la base de la politique, il y a l’art de la coexistence entre cités et individus très différents. Il faut restaurer cet art de la coexistence. C’est ça la paix ! Nous autres Français aimons à dire « Fiche-moi la paix ! ». On est là très loin de l’objectif de coexistence ! La mondialisation exige cet aménagement pratique d’une coexistence infinie qui est loin d’être réalisée et qui est le véritable objectif de paix Vivre ensemble, c’est d’abord comprendre l’autre, comprendre comment il me perçoit, comment il imagine que je le perçois (car il peut se sentir injustement humilié). Sur la base de cette compréhension se construit l’altérité ; et finalement, sur le fondement de cette complémentarité, se dessine un ordre mondial que Durkheim aurait appelé « division internationale du travail »et qui ouvre à la seule vraie paix.
Karima Berger
C’est quoi la paix ? une définition enferme toujours, celle-ci est toujours temporaire car la guerre est toujours à l’œuvre, d’une façon ou d’une autre. Paix et guerre travaillent toujours silencieusement
Abdelkader disait : Surtout, ne soyez pas borgnes ! Il s’agit, non d’ouvrir l’œil, mais d’ouvrir les deux yeux, l’œil de la réalité extérieure, et l’œil de la réalité intérieure. Pour moi, la définition de la paix est indicible. La France est un pays en paix et pourtant, moi, je ne me sens pas en paix, depuis longtemps je me sens même en guerre : la guerre des médias faite à mon intelligence, la menace de l’intelligence artificielle et de la technique qui veulent me voler ma clairvoyance et mon libre arbitre. On peut être en paix et ne pas entendre la guerre silencieuse qui se trame autour de nous et en nous. Dans cette guerre sournoise, il y a heureusement de magnifiques îlots de paix. S’il est un homme qui a expérimenté la paix au XIXe siècle, c’est bien Abdelkader. Avec ses chevaux, ses chameaux et les tribus qui voulaient bien l’accompagner dans son djihad (le « petit » djihad, celui de la résistance à l’envahissement colonial de son pays, le vrai, le « grand djihad étant consacré au combat de l’âme), il a résisté pendant quinze ans à la première armée du monde de l’époque. Il a combattu avec les armes mais c’est son élan spirituel qui commandait ses actes, sa politique, sa gouvernance d’Émir (Prince). Il résistait avec la paix au cœur. Dès qu’il voyait les conditions réunies pour signer un traité de paix, il le faisait. Il n’était pas maximaliste pour exiger Toute l’Algérie ou rien. Pour lui, la paix n’est pas un état passif. C’est là qu’on reconstitue ses forces.
J’ai fait mon doctorat sur le concept d’indépendance nationale en Algérie, puis aux questions de politique internationale où j’ai compris que je ne comprenais rien aux forces obscures qui les animaient, la Raison occidentale, toute puissante, désincarnée, je me demande même si elle n’est pas une illusion menant elle aussi, d’une certaine manière au totalitarisme, à l’intolérance par sa supériorité qu’elle présuppose. C’est donc la littérature qui s’est imposée à moi, notamment en ce qu’elle a de plus spirituel. La raison de la science politique est pour moi aujourd’hui totalement désavouée. La masse d’info, d’articles sur la guerre en Ukraine ou Gaza nous-ont-ils rendus plus intelligents ? plus clairvoyants ? plus efficaces ? C’est de ce lieu essentiel que je parle aujourd’hui ; essentiel, car il peut donner à l’homme le goût de la paix ; essentiel, car il est le lieu de la poésie, de l’invention, du rêve, toutes choses contre lesquelles s’acharnent les dictatures. Dans ce lieu, je suis dans l’impuissance absolue, je me sens impuissante et pourtant emplie de compassion. Aujourd’hui, je refuse de voir les images, elles nous terrorisent et nous rendent dépendants, lire la presse suffit, nul besoin d’humilier davantage les victimes et de pleurer sur elles. Les regarder, c’est me nourrir d’horreur et d’impuissance plus grande encore face à l’hubris sans limite des puissants. Depuis Gaza, j’ai fait mon livre de chevet de Guerre et paix de Tolstoï, il pose la question : qu’est-ce qui a poussé des milliers d’Occidentaux à partir vers l’Est pour aller lui faire la guerre (les guerres napoléoniennes) ; Je consens à l’absurde, c’est tragique et j’accepte de dire « Je ne sais pas, je ne comprends pas ».
De façon paradoxale, cette impuissance que je ressens m’a donné au fil des ans une puissance de résistance intérieure. Je ne suis pas assignée à mon impuissance. Je pense aux Palestiniens. Ceux de Gaza, tout marqués par l’horreur soient-ils, ils conservent leur dignité. Je vous livre la très belle histoire de ce journaliste palestinien, marié et père de trois enfants et qui annonce que le quatrième, vient de naître. Conçu et né sous les bombes. Chroniqueur à Orient XXI (excellente revue en ligne) relate depuis Gaza le rétrécissement progressif de l’espace accordé aux populations, il nous dit que même sous la tente, il y a de l’amour.
Cette impuissance a la capacité de rendre à la résistance intérieure toute son humanité, charnelle, la vraie, pas celle des grandes déclarations des « humanistes » qui veulent faire le bien sur terre. L’humain porte en lui le bien et le mal, en moi, en chacun de nous. Notre humanité est faite de cette dualité, il faut compter avec cette « saloperie qui est en nous » disait Etty Hillesum. Il faut la regarder et la traverser. Comment sauver l’humain de son goût pour la guerre, pour la destructivité ? Il n’y a pas moi et les autres, les autres c’est moi aussi. Si j’étais née en Israël, et ma famille décimée par la Shoah, quelle serait mon attitude ? juste se poser la question permet de se décentrer de soi-même. L’autre est aussi en moi. Jean-Michel Hirt appelait à « être soi-même comme un étranger ».
La modernité nous a beaucoup apporté mais elle nous a aussi enferrés dans cette voie du surplomb, où je me considèrerai comme le seul sujet, tout le reste (de la terre à ses habitants) étant l’objet à dominer, maîtriser, ravager. Or, cette dualité assassine – du sujet et de l’objet, de moi et des autres-, nous devons l’abandonner. A propos de Dieu, Abdelkader disait qu’il était « ceci ET autre que cela » ; que tout ce que disaient de Dieu ses prophètes, les savants, les plus grands Éveillés n’épuisait pas ce que l’on peut en connaitre et qu’a contrario, nul ne peut l’ignorer sous tous ses aspects. Cette non-dualité m’enchante.
Dialogue entre les intervenants
Bertrand Badie
Karima, vous avez défini la guerre et la paix comme deux faces d’une même réalité. Or j’ai plaidé pour qu’on dépasse cette vision. Saint Augustin disait que la paix est la capacité d’alimenter chacun à sa faim et de lui donner de l’eau pure. La paix, c’est la prise en charge des défis planétaires. Car le centre de gravité de la paix, ce n’est pas arrêter les combats, mais faire face au défi climatique ou au défi alimentaire. Comment peut-on accepter que chaque année, dix millions de personnes meurent de faim ? La faim tue, dans l’indifférence la plus totale, autant que huit attaques par jour sur le World Trade Center. Le dérèglement climatique, c’est, d’après l’OMS, sept à huit millions de morts par an. Dès avant le Covid, cinq cent mille personnes mouraient du paludisme chaque année. Nous sommes tous indifférents à ces questions cruciales qui conditionnent la vraie paix.
En outre, oserai-je vous choquer ? La paix ne consiste pas systématiquement à renier la guerre. Était-ce vraiment une attitude de paix, en 1940, que de refuser la guerre contre le nazisme ? Serait-ce une attitude de paix, de la part de l’Ukraine, de déposer les armes et de laisser l’envahisseur russe prendre possession du pays ?
Karima Berger
Il ne s’agit absolument pas du même contexte ! cette guerre menée par la Russie est très complexe, et on a tendance à simplifier, ce sont les bons et les méchants. Pour l’envahisseur russe, l’Ukraine, c’est le siège millénaire de l’orthodoxie russe dont Kiev était la capitale aussi je ne suis pas d’accord avec vous au risque de vous choquer. L’Ukraine aurait pu négocier et l’Europe, avec sa force, aider à la paix. Mais au fond quel est le véritable intérêt de l’Europe en cette affaire ? L’Ukraine vraiment ou affirmer la puissance de l’occident contre le mal ? ce n’est pas une analyse (j’en suis incapable) mais ce sont des intuitions qui me taraudent. Aujourd’hui, ce pays est détruit. Et c’est détruit, anéanti qu’il s’achemine vers « la paix ». Sans compter la remilitarisation massive qui s’est opérée à cette occasion et qui arrange bien nos marchands d’armes européens. Question : Veut-on sauver l’humain et le respect de la vie ou l’image et la gloire d’un pays ?
Bertrand Badie
Je reprendrai votre formule de tout à l’heure : à partir du moment où les valeurs fondamentales de coexistence sont mises en péril, il n’y a plus d’autre choix que de résister. Aurais-je eu le courage de le faire en 1940 ? Mon père, cet immigré persan qui n’avait rien à voir avec la France, était entré dans la résistance parce qu’il ne supportait pas le nazisme. Lorsque les valeurs fondamentales sont violées, la résistance est un devoir. Vous n’atteindrez jamais la vraie paix si vous ne savez pas résister, y compris par la force, au nom des valeurs fondamentales. Les capitulards de 1940, les Pétain, les Laval et autres, préparaient en fait l’holocauste de demain. Si j’avais été Algérien dans les années 50, ou Palestinien à Gaza aujourd’hui, et si j’en avais eu la force, j’aurais été résistant, à ma manière et en m’interdisant de tomber dans l’outrance
Karima Berger
La résistance bien entendu ! par la force aussi ! je ne veux surtout pas dire qu’il ne faut pas résister ! Mais l’Ukraine est un cas particulier où les enjeux ne sont pas seulement ceux de la Russie et de l’Ukraine. Il y a beaucoup de monde et d’intérêts autour ! Le combat de la France contre Vichy, la résistance palestinienne, la résistance du peuple algérien, qui peut les contester ? Je veux juste dire qu’il est parfois plus courageux de renoncer lorsque la situation est totalement dans l’impasse. Abdelkader, après quinze années de lutte contre la première armée du monde conduite par Bugeaud, décide de déposer les armes (sous condition) pour ne pas mettre son peuple en péril davantage encore, c’est l’intérêt humain qui a primé. Imaginez le coût psychique, politique, social vis-à-vis de son peuple quant à ce geste de reddition, lui le prince des croyants. Il combat mais il n’a de cesse de vouloir la paix, la chercher, la construire. Il a une véritable VISION. Le courage, il est là aussi, c’est la vie contre la mort, la paix, même partielle, contre la destructivité. Il a eu la force intérieure de dire : j’arrête et de prier pour que d’autres, reprennent le relais plus tard. C’est un renoncement qui nous parle bcp aujourd’hui , renoncer, c’est une façon de résister à l’hubris, à la toute-puissance à l’orgueil, à la gloire, à l’ego.
Bertrand Badie
Si la France n’était pas entrée en résistance en 1940, peut-être le Reich, qui avait alors la force, se serait-il installé en maître dans notre pays ; et les Etats-Unis, selon un réflexe qui leur est propre, auraient-ils tourné le dos à ces évènements trop européens. Vous vous déclarez impuissante, Karima ! Eh bien moi, non. Parce que je crois fondamentalement à la vertu de l’énergie sociale, supérieure à celle du canon. Sinon, jamais les Algériens n’auraient gagné en 1962. Je relisais à ce propos le général Duval, qui avait commandé la répression de Sétif (1945), et qui avouait aux pieds-noirs qu’il ne leur avait procuré qu’un répit de paix de dix ans.
Avez-vous remarqué que depuis 1945, nulle part le faible n’a été vaincu par le fort ? Voilà qui montre bien que l’impuissance n’est pas forcément là où on le croit. Je travaille sur cette mystérieuse vertu de l’énergie sociale. Voilà qui nous rapproche de la véritable idée de paix et d’humanité. Si les souffrances et les injustices d’aujourd’hui ne sont pas totalement désespérées, si les causes ukrainiennes et palestiniennes n’ont pas simplement disparu, nous le devons en grande partie à cette énergie sociale.
Karima Berger
Justement : malgré ces manifestations de soutien aux Palestiniens, il ne s’est rien passé ! Des milliers et des milliers de manifestants, partout dans le monde, rien ! Le génocide sous nos yeux, rien ! Et l’Europe -humaniste- traite différemment les deux guerres. Pourquoi ?
Pour moi, la guerre à Gaza c’est une rupture, un choc psychique, politique, spirituel, culturel qui entraine un abandon de toute confiance en tout discours. La violence du choc culturel -au sens des valeurs- a été fatale.
Bertrand Badie
Ils ont fait déjà bouger l’opinion publique internationale ! Il y a un repère pour comprendre : ce sont les souffrances sociales. J’avais publié il y a quelques années aux éditions Salvator Un monde de souffrance. C’est toujours de la souffrance sociale que naît la crise. C’est elle qui est belligène. On ne construit pas la paix si on la méconnaît. Or elle a toujours une solution. Relisez ce beau texte de Kofi Annan, la Déclaration du millénaire qui le dit si bien et qui conçoit la paix comme réponse à ces souffrances Un Palestinien qui depuis 78 ans souffre matériellement mais aussi dans sa dignité peut certes alimenter le torrent de violence inacceptable qui s’exprime dans certaines organisations. Il faut comprendre le mécanisme génétique de la violence sociale et se dire que si on ne le traite pas, cela risque de nous faire très mal.
Marc Lebret
Je voudrais revenir sur cette idée d’impuissance. Vous développez le rôle des sociétés. En quoi les ONG peuvent-elles, en travaillant à une paix locale, contribuer à une paix globale ?
Bertrand Badie
Je crois que les ONG sont les premiers acteurs de paix qu’on ait inventés depuis la Renaissance. Elles ne sont pas liées stratégiquement aux rapports de puissance, mais elles sont liées aux intérêts de l’humanité. Je voudrais en passant rendre aussi hommage aux organisations intergouvernementales, les OIG. On critique volontiers l’ONU. Pourtant, ses filiales, que ce soit le Programme alimentaire mondial, la FAO, l’UNICEF, le HCR, le PNUD, font un travail fantastique. Le travail de ces OIG est bien la manifestation de cette puissance qui corrige celle des Etats.
Karima Berger
Si les ONG n’étaient pas là, le monde serait dans une immense souffrance. Et il y a peut-être un effet pervers : car les ONG font ce que les Etats ne font pas. C’est net en France où l’on a l’impression que l’Etat est démissionnaire, qu’il a renoncé à certaines de ses prérogatives et que « ça tient » grâce au travail des associations.
Les ONG ne font pas de discours, elles créent des « îlots de paix », sans vouloir imposer un ordre. J’ai renoncé pour ma part à toute certitude quant à toute analyse géopolitique . Mon « faire consistera à être » disait Etty Hillesum. Mais, j’insiste ce n’est pas du défaitisme, ma résistance se déplace, de l’extérieur – où je suis impuissante- vers ce petit ilot de paix que je tente de créer et de l’élargir peu à peu. Les grandes idées c’est fini pour moi, mon impuissance face à l’horreur accroit pourtant la puissance de ma dignité humaine. Humilité. Et quand je dis Je, j’essaye d’employer un langage de vérité, je n’entraîne pas la masse dans mes choix. Je garde un œil sur cette guerre qui est en moi et qui me permet de mieux comprendre cette guerre qui se vit chez l’autre.
Interventions des organisateurs
Christine Taïeb et Jean-René Brunetière :
Quand on a choisi le thème de cette soirée, et parce qu’on aime donner la parole aux associations membres de la CINPA, on a demandé à leurs présidents ce qu’ils pouvaient nous relater de leurs succès, de leurs défis et de leurs aspirations au regard de cette question de la paix. Je ferai écho aux réponses reçues de Michel Rostagnat, président de la Fraternité d’Abraham, et de Coexister, ici présents.
Je donnerai tout d’abord lecture de la contribution de la Fraternité d’Abraham. « La recherche de la paix par la rencontre des humains, au cœur de leurs différences de croyances et d’opinions, est au cœur du projet de la Fraternité d’Abraham tel que l’ont inspiré ses fondateurs. Elle a pu paraître évidente, voire routinière, au temps hélas révolu où un certain ordre semblait régir la géopolitique et ceci, sans préjudice de graves atteintes à la bonne entente des peuples dont souffraient alors les points chauds de la planète. Aujourd’hui, le temps semble venu d’affrontements eschatologiques, dont la dimension religieuse est mise en avant pour justifier la mise à l’écart de ceux qui ne pensent ou ne prient pas comme il le faudrait. Le 7 octobre 2023 restera à cet égard comme un séisme dont on se relève difficilement et qui laissera des traces durables. Dans ce contexte, la Fraternité d’Abraham n’a pas pu accoucher d’une parole d’apaisement partagée par ses membres. Elle a fait en revanche le choix de traiter à froid, avec le recul du stratège ou du théologien, des questions brûlantes que l’actualité nous pose. C’est ainsi que la dernière assemblée générale a mis en débat la question de la vérité, que sa revue a traité dernièrement de la fraternité, du mal, des conversions, des racines de l’homme sur la terre de Dieu, et que les prochains numéros traiteront de la place de l’homme dans la création, de la Chine, et fera écho aux grands anniversaires de l’Eglise catholique que sont ceux de Nicée et de Nostra aetate.
J’en viens à Coexister, en remerciant Domitille, Mégane, Kadijinto et Nursin de leur présence parmi nous. Les succès : Nous rassemblons des centaines de jeunes de 15 à 35 ans, à l’âge où l’on forge les orientations de sa vie, qui s’engagent au quotidien pour la coexistence active. Nous avons sensibilisé 4 000 jeunes en milieux scolaire et associatif sur l’année scolaire écoulée et distribué 50 kits pédagogiques sur la laïcité aux établissements scolaires. Nous contribuons à mettre en relation des personnes, des initiatives et des associations qui n’auraient pas spontanément interagi les unes avec les autres. Nous provoquons la création d’amitiés inattendues et imprévisibles contre tout déterminisme. Quant aux défis, on en a identifié quatre : (1) susciter l’engagement des jeunes et assurer la pérennité des groupes locaux ; (2) trouver des financements stables pour soutenir les initiatives locales et rendre les évènements accessibles à tous ; (3) convaincre les personnes qui, parce qu’elles sont moins exposées à la violence, éprouvent moins le besoin de paix, que s’engager à Coexister relève d’une démarche éthique ; (4) convaincre qu’il ne s’agit pas de perdre ou de gagner quelque chose, mais de vivre un déplacement de conscience. Nous proposons à des personnes de donner de leur temps pour se remettre en question et déconstruire leurs préjugés. Quoi de plus vertigineux que cela ? En proposant des temps aux formats variés, nous cherchons à entretenir le désir et le courage de la rencontre. S’agissant des aspirations, nous voulons contribuer à rassembler des jeunes de toutes convictions et de tous milieux sociaux ; Nous créons des espaces, les protégeant au mieux des discriminations et des micro-agressions afin que leurs hôtes puissent s’ouvrir sans avoir besoin de conquérir leur droit à exister. Nous voulons multiplier les groupes locaux pour étendre notre présence et notre action en faveur du vivre ensemble. Nous voulons tisser des liens plus forts avec les institutions locales pour ancrer nos actions dans les territoires. Nous cherchons à innover dans nos méthodes de sensibilisation, pour toucher un public toujours plus large et diversifié.
